Onzième soirée de la rue Saint-Lazare

L'article ci-dessous propose la seule solution authentiquement libérale au problème de l'état. C'est la onzième "Soirée de la rue Saint-Lazare" (1849) par Gustave de Molinari, membre de la société d'économie politique de Paris. Elle oppose trois interlocuteurs: un conservateur, un socialiste et un économiste. La thèse de Molinari a été reprise, développée et étoffée par des économistes de l'école "autrichienne" du XXème siècle tels que Murray Rothbard et Hans-Hermann Hoppe. J'ai coupé quelques paragraphes au début pour rentrer plus vite dans le but du sujet.

SOMMAIRE : Du gouvernement et de sa fonction. — Gouvernements de monopole et gouvernements communistes. — De la liberté de gouvernement. — Du droit divin. — Vices des gouvernements de monopole. — La guerre est la conséquence inévitable de ce système. — De la souveraineté du peuple. — Comment on perd sa souveraineté. — Comment on la recouvre. — Solution libérale. — Solution communiste. — Gouvernements communistes. — Leurs vices. — De l'administration de la justice. — Son ancienne organisation. — Son organisation actuelle. — Insuffisance du jury. — Comment l'administration de la sécurité et celle de la justice pourraient être rendues libres. — Avantages des gouvernements libres. — Ce qu'il faut entendre par nationalité.


LE CONSERVATEUR.

Dans votre système d'absolue propriété et de pleine liberté économique, quelle est donc la fonction du gouvernement ?

L'ÉCONOMISTE.

La fonction du gouvernement consiste uniquement à assurer à chacun la conservation de sa propriété.

LE SOCIALISTE.

Bon, c'est l'État-gendarme de Jean-Baptiste Say.

A mon tour, j'ai une question à vous faire :

Il y a aujourd'hui, dans le monde, deux sortes de gouvernements : les uns font remonter leur origine à un prétendu droit divin.....

LE CONSERVATEUR.

Prétendu ! prétendu ! c'est à savoir.

LE SOCIALISTE.

Les autres sont issus de la souveraineté du peuple. Lesquels préférez-vous ?

L'ÉCONOMISTE.

Je ne veux ni des uns ni des autres. Les premiers sont des gouvernements de monopole, les seconds sont des gouvernements communistes. Au nom du principe de la propriété, au nom du droit que je possède de me pourvoir moi-même de sécurité, ou d'en acheter à qui bon me semble, je demande des gouvernements libres.

LE CONSERVATEUR.

Qu'est-ce à dire ?

L'ÉCONOMISTE.

C'est-à-dire, des gouvernements dont je puisse, au gré de ma volonté individuelle, accepter ou refuser les services.

LE CONSERVATEUR.

Parlez-vous sérieusement ?

L'ÉCONOMISTE.

Vous allez bien voir. Vous êtes partisan du droit divin, n'est-il pas vrai ?

LE CONSERVATEUR.

Depuis que nous vivons en république, j'y incline assez, je l'avoue.

L'ÉCONOMISTE.

Comment donc se fait-il que tous les peuples aspirent à se débarrasser des monarchies de droit divin ? Comment se fait-il que les vieux gouvernements de monopole soient les uns ruinés, les autres sur le point de l'être ?

LE CONSERVATEUR.

Les peuples sont saisis de vertige.

L'ÉCONOMISTE.

Voilà un vertige bien répandu ! Mais, croyez-moi, les peuples ont de bonnes raisons pour se débarrasser de leurs vieux dominateurs. Le monopole du gouvernement ne vaut pas mieux qu'un autre. On ne gouverne pas bien, et surtout on ne gouverne pas à bon marché, lorsqu'on n'a aucune concurrence à redouter, lorsque les gouvernés sont privés du droit de choisir librement leurs gouvernants. Accordez à un épicier la fourniture exclusive d'un quartier, défendez aux habitants de ce quartier d'acheter aucune denrée chez les épiciers voisins, ou bien encore de s'approvisionner eux-mêmes d'épiceries, et vous verrez quelles détestables drogues l'épicier privilégié finira par débiter et à quel prix ! Vous verrez de quelle façon il s'engraissera aux dépens des infortunés consommateurs, quel faste royal il étalera pour la plus grande gloire du quartier... Eh bien ! ce qui est vrai pour les services les plus infimes ne l'est pas moins pour les services les plus élevés. Le monopole d'un gouvernement ne saurait valoir mieux que celui d'une boutique d'épiceries. La production de la sécurité devient inévitablement coûteuse et mauvaise lorsqu'elle est organisée en monopole.

C'est dans le monopole de la sécurité que réside la principale cause des guerres qui ont, jusqu'à nos jours, désolé l'humanité.

LE CONSERVATEUR.

Comment cela ?

L'ÉCONOMISTE.

Quelle est la tendance naturelle de tout producteur, privilégié ou non ? C'est d'élever le chiffre de sa clientèle afin d'accroître ses bénéfices. Or, sous un régime de monopole, quels moyens les producteurs de sécurité peuvent-ils employer pour augmenter leur clientèle ?

Les peuples ne comptant pas sous ce régime, les peuples formant le domaine légitime des oints du Seigneur, nul ne peut invoquer leur volonté pour acquérir le droit de les administrer. Les souverains sont donc obligés de recourir aux procédés suivants pour augmenter le nombre de leurs sujets : 1° acheter à prix d'argent des royaumes ou des provinces ; 2° épouser des héritières apportant en dot des souverainetés ou devant en hériter plus tard ; 3° conquérir de vive force les domaines de leurs voisins. Première cause de guerre !

D'un autre côté, les peuples se révoltant quelquefois contre leurs souverains légitimes, comme il est arrivé récemment en Italie et en Hongrie, les oints du Seigneur sont naturellement obligés de faire rentrer dans l'obéissance ce bétail insoumis. Ils forment dans ce but une sainte alliance et ils font grand carnage des sujets révoltés, jusqu'à ce qu'ils aient apaisé leur rébellion. Mais si les rebelles ont des intelligences avec les autres peuples, ceux-ci se mêlent à la lutte, et la conflagration devient générale. Seconde cause de guerre !

Je n'ai pas besoin d'ajouter que les consommateurs de sécurité, enjeux de la guerre, en payent aussi les frais.

Tels sont les avantages des gouvernements de monopole.

LE SOCIALISTE.

Vous préférez donc les gouvernements issus de la souveraineté du peuple. Vous mettez les républiques démocratiques au-dessus des monarchies et des aristocraties. A la bonne heure !

L'ÉCONOMISTE.

Distinguons, je vous en prie. Je préfère les gouvernements issus de la souveraineté du peuple. Mais les républiques que vous nommez démocratiques ne sont pas le moins du monde l'expression vraie de la souveraineté du peuple. Ces gouvernements sont des monopoles étendus, des communismes. Or, la souveraineté du peuple est incompatible avec le monopole et le communisme.

LE SOCIALISTE.

Qu'est-ce donc à vos yeux que la souveraineté du peuple ?

L'ÉCONOMISTE.

C'est le droit que possède tout homme de disposer librement de sa personne et de ses biens, de se gouverner lui-même.

Si l'homme-souverain a le droit de disposer, en maître, de sa personne et de ses biens, il a naturellement aussi le droit de les défendre. Il possède le droit de libre défense.

Mais chacun peut-il exercer isolément ce droit ? Chacun peut-il être son gendarme et son soldat ?

Non ! pas plus que le même homme ne peut être son laboureur, son boulanger, son tailleur, son épicier, son médecin, son prêtre.

C'est une loi économique, que l'homme ne puisse exercer fructueusement plusieurs métiers à la fois. Aussi voit-on, dès l'origine des sociétés, toutes les industries se spécialiser, et les différents membres de la société se tourner vers les occupations que leurs aptitudes naturelles leur désignent. Ils subsistent en échangeant les produits de leur métier spécial contre les divers objets nécessaires à la satisfaction de leurs besoins.

L'homme isolé jouit, sans conteste, de toute sa souveraineté. Seulement ce souverain, obligé d'exercer lui-même toutes les industries qui pourvoient aux nécessités de la vie, se trouve dans un état fort misérable.

Lorsque l'homme vit en société, il peut conserver sa souveraineté ou la perdre.

Comment perd-il sa souveraineté ?

Il la perd lorsqu'il cesse, d'une manière totale ou partielle, direct ou indirecte, de pouvoir disposer de sa personne et de ses biens.

L'homme ne demeure complètement souverain que sous un régime de pleine liberté. Tout monopole, tout privilège est une atteinte portée à sa souveraineté.

Sous l'ancien régime, nul n'ayant le droit de disposer librement de sa personne et de ses biens, nul n'ayant le droit d'exercer librement toute industrie, la souveraineté se trouvait étroitement limitée.

Sous le régime actuel, la souveraineté n'a point cessé d'être atteinte par une multitude de monopole et de privilèges, restrictifs de la libre activité des individus. L'homme n'a pas encore pleinement recouvré sa souveraineté.

Comment peut-il la recouvrer ?

Deux écoles sont en présence, qui donnent à ce problème des solutions tout opposées : l'école libérale et l'école communiste.

L'école libérale dit : Détruisez les monopoles et les privilèges, restituez à l'homme son droit naturel d'exercer librement toute industrie et il jouira pleinement de sa souveraineté.

L'école communiste dit, au contraire : Gardez-vous d'attribuer à chacun le droit de produire librement toutes choses. Ce serait l'oppression et l'anarchie ! attribuez ce droit à la communauté, à l'exclusion des individus. Que tous se réunissent pour organiser en commun toute industrie. Que l'État soit le seul producteur et le seul distributeur de la richesse.

Qu'y a-t-il au fond de cette doctrine ? On l'a dit souvent : il y a l'esclavage. Il y a l'absorption et l'annulation de la volonté individuelle dans la volonté commune. Il y a la destruction de la souveraineté individuelle.

Au premier rang des industries organisées en commun figure celle qui a pour objet de protéger, de défendre contre toute agression la propriété des personnes et des choses.

On peut dire que le roi de France avait le monopole de la défense générale, et que les seigneurs châtelains et les bourgeois des communes avaient celui de la défense locale.

Que fit la Révolution française ? elle déposséda le roi de France du monopole de la défense générale, mais elle ne détruisit pas ce monopole ; elle le remit entre les mains de la nation, organisée désormais comme une immense commune.

Les petites communes dans lesquelles se divisait le territoire de l'ancien royaume de France continuèrent de subsister. On en augmenta même considérablement le nombre. Le gouvernement de la grande commune eut le monopole de la défense générale, les gouvernements des petites communes exercèrent, sous la surveillance du pouvoir central, le monopole de la défense locale.

Mais on ne se borna pas là. On organisa encore dans la commune générale et dans les communes particulières d'autres industries, notamment l'enseignement, les cultes, les transports, etc., et l'on établit sur les citoyens divers impôts pour subvenir aux frais de ces industries ainsi organisées en commun.

Plus tard, les socialistes, mauvais observateurs s'il en fut jamais, ne remarquant point que les industries organisées dans la commune générale ou dans les communes particulières, fonctionnaient plus chèrement et plus mal que les industries laissées libres, demandèrent l'organisation en commun de toutes les branches de la production. Ils voulurent que la commune générale et les communes particulières ne se bornassent plus à faire la police, à bâtir des écoles, à construire des routes, à salarier des cultes, à ouvrir des bibliothèques, à subventionner des théâtres, à entretenir des haras, à fabriquer des tabacs, des tapis, de la porcelaine, etc., mais qu'elles se missent à produire toutes choses.

Le bon sens public se révolta contre cette mauvaise utopie, mais il n'alla pas plus loin. On comprit bien qu'il serait ruineux de produire toutes choses en commun. On ne comprit pas qu'il était ruineux de produire certaines choses en commun. On continua donc de faire du communisme réel, tout en honnissant les socialistes qui réclamaient à grands cris un communisme complet.

Que faut-il donc faire pour restituer aux hommes cette souveraineté que le monopole leur a ravie dans le passé ; et que le communisme, ce monopole étendu, menace de leur ravir dans l'avenir ?

Il faut tout simplement rendre libre les différentes industries jadis constituées en monopoles, et aujourd'hui exercées en commun. Il faut abandonner à la libre activité des individus les industries encore exercées ou réglementées dans l'État ou dans la commune.

Alors l'homme possédant, comme avant l'établissement des sociétés, le droit d'appliquer librement, sans entrave ni charge aucune, ses facultés à toute espèce de travaux, jouira de nouveau, pleinement, de sa souveraineté.

LE CONSERVATEUR.

Vous avez passé en revue les différentes industries encore monopolisées, privilégiées ou réglementées, et vous nous avez prouvé, avec plus ou moins de succès, que ces industries devraient être laissées libres pour l'avantage commun. Soit ! je ne veux pas revenir sur un thème épuisé. Mais est-il possible d'enlever à l'État et aux communes le soin de la défense générale et de la défense locale.

LE SOCIALISTE.

Et l'administration de la justice donc ?

LE CONSERVATEUR.

Oui, et l'administration de la justice. Est-il possible que ces industries, pour parler votre langage, soient exercées autrement qu'en commun, dans la nation et dans la commune.

L'ÉCONOMISTE.

Je glisserais peut-être sur ces deux communismes-là si vous consentiez bien franchement à m'abandonner tous les autres ; si vous réduisiez l'État à n'être plus désormais qu'un gendarme, un soldat ou un juge. Cependant, non !... car le communisme de la sécurité est la clef de voûte du vieux édifice de la servitude. Je ne vois d'ailleurs aucune raison pour vous accorder celui-là plutôt que les autres.

De deux choses l'une, en effet :

Ou le communisme vaut mieux que la liberté, et, dans ce cas, il faut organiser toutes les industries en commun, dans l'État ou dans la commune.

Ou la liberté est préférable au communisme, et, dans ce cas, il faut rendre libres toutes les industries encore organisées en commun, aussi bien la justice et la police que l'enseignement, les cultes, les transports, la fabrication des tabacs, etc.

LE SOCIALISTE.

C'est logique.

LE CONSERVATEUR.

Mais est-ce possible ?

L'ÉCONOMISTE.

Voyons ! S'agit-il de la justice ? Sous l'ancien régime, l'administration de la justice n'était pas organisée et salariée en commun ; elle était organisée en monopole, et salariée par ceux qui en faisaient usage.

Pendant plusieurs siècles, il n'y eut pas d'industrie plus indépendante. Elle formait, comme toutes les autres branches de la production matérielle ou immatérielles, une corporation privilégiée. Les membres de cette corporation pouvaient léguer leurs charges ou maîtrises à leurs enfants, ou bien encore les vendre. Jouissant de ces charges à perpétuité, les juges se faisaient remarquer par leur indépendance et leur intégrité.

Malheureusement ce régime avait, d'un autre côté, tous les vices inhérents au monopole. La justice monopolisée se payait fort cher.

LE SOCIALISTE.

Et Dieu sait combien de plaintes et de réclamations excitaient les épices. Témoin ces petits vers qui furent crayonnés sur la porte du Palais de Justice après un incendie :

Un beau jour dame Justice
Se mit le palais tout en feu
Pour avoir mangé trop d'épice.

La justice ne doit-elle pas être essentiellement gratuite ? Or, la gratuité n'entraîne-t-elle pas l'organisation en commun ?

L'ÉCONOMISTE.

On se plaignait de ce que la justice mangeait trop d'épices. On ne se plaignait pas de ce qu'elle en mangeait. Si la justice n'avait pas été constituée en monopole ; si, en conséquence, les juges n'avaient pu exiger que la rémunération légitime de leur industrie, on ne se serait pas plaint des épices.

Dans certains pays, où les justiciables avaient le droit de choisir leurs juges, les vices du monopole se trouvaient singulièrement atténués. La concurrence qui s'établissait alors entre les différentes cours, améliorait la justice et la rendait moins chère. Adam Smith attribue à cette cause les progrès de l'administration de la justice en Angleterre. Le passage est curieux et j'espère qu'il dissipera vos doutes :

"Les honoraires de cour paraissent avoir été originairement le principal revenu des différentes cours de justice en Angleterre. Chaque cour tâchait d'attirer à elle le plus d'affaires qu'elle pouvait, et ne demandait pas mieux que de prendre connaissance de celles mêmes qui ne tombaient point sous sa juridiction. La cour du banc du roi, instituée pour le jugement des seules causes criminelles, connut des procès civils, le demandeur prétendant que le défendeur, en ne lui faisant pas justice, s'était rendu coupable de quelque faute ou malversation. La cour de l'échiquier, préposée pour la levée des dossiers royaux et pour contraindre à les payer, connut aussi des autres engagements pour dettes, le plaignant alléguant que si on ne le payait pas, il ne pourrait payer le roi. Avec ces fictions, il dépendait souvent des parties de se faire juger par le tribunal qu'elles voulaient, et chaque cour s'efforçait d'attirer le plus de causes qu'elle pouvait au sien, par la diligence et l'impartialité qu'elle mettait dans l'expédition des procès. L'admirable constitution actuelle des cours de justice, en Angleterre, fut peut-être originairement, en grande partie le fruit de cette émulation qui animait ces différents juges, chacun s'efforçant à l'envi d'appliquer à toute sorte d'injustices, le remède le plus prompt et le plus efficace que comportait la loi."

LE SOCIALISTE.

Mais, encore une fois, la gratuité n'est-elle pas préférable ?

L'ÉCONOMISTE.

Vous n'êtes donc pas revenu encore de l'illusion de la gratuité. Ai-je besoin de vous démontrez que la justice gratuite coûte plus cher que l'autre, de tout le montant de l'impôt, prélevé pour entretenir les tribunaux gratuits et salarier les juges gratuits. Ai-je besoin de vous démontrer encore que la gratuité de la justice est nécessairement inique, car tout le monde ne se sert pas également de la justice, tout le monde n'a pas également l'esprit processif ? Au reste, la justice est loin d'être gratuite sous le régime actuel, vous ne l'ignorez pas.

LE CONSERVATEUR.

Les procès sont ruineux. Cependant pouvons-nous nous plaindre de l'administration actuelle de la justice ? L'organisation de nos tribunaux n'est-elle pas irréprochable ?

LE SOCIALISTE.

Oh ! Oh ! irréprochable. Un Anglais que j'accompagnai un jour à la cour d'assises, sortit de la séance tout indigné. Il ne concevait pas qu'un peuple civilisé permît à un procureur du roi ou de la république, de faire de la rhétorique pour demander une condamnation à mort. Cette éloquence, pourvoyeuse du bourreau, lui faisait horreur. En Angleterre, on se contente d'exposer l'accusation ; on ne la passionne pas.

L'ÉCONOMISTE.

Ajoutez à cela les lenteurs proverbiales de nos cours de justice, les souffrances des malheureux qui attendent leur jugement pendant des mois, et quelquefois pendant des années, tandis que l'instruction pourrait se faire en quelques jours ; les frais et les pertes énormes que ces délais entraînent, et vous vous convaincrez que l'administration de la justice n'a guère progressé en France.

LE SOCIALISTE.

N'exagérons rien, toutefois. Nous possédons aujourd'hui, grâce au ciel, l'institution du jury.

L'ÉCONOMISTE.

En effet, on ne se contente pas d'obliger les contribuables à payer les frais de la justice, on les oblige aussi à remplir les fonctions de juges. C'est du communisme pur : Ab uno disce omnes. Pour moi, je ne pense pas que le jury vaille mieux pour juger, que la garde nationale, une autre institution communiste ! pour faire la guerre.

LE SOCIALISTE.

Pourquoi donc ?

L'ÉCONOMISTE.

Parce qu'on ne fait bien que son métier, sa spécialité, et que le métier, la spécialité d'un juré n'est pas d'être juge.

LE CONSERVATEUR.

Aussi se contente-t-il de constater le délit, et d'apprécier les circonstances dans lesquelles le délit a été commis.

L'ÉCONOMISTE.

C'est-à-dire d'exercer la fonction la plus difficile, la plus épineuse du juge. C'est cette fonction si délicate, qui exige un jugement si sain, si exercé, un esprit si calme, si froid, si impartial que l'on confie aux hasards du tirage au sort. C'est absolument comme si l'on tirait au sort les noms des citoyens qui seront chargés, chaque année, de fabriquer des bottes ou d'écrire des tragédies pour la communauté.

LE CONSERVATEUR.

La comparaison est forcée.

L'ÉCONOMISTE.

Il est plus difficile, à mon avis, de rendre un bon jugement que de faire une bonne paire de bottes ou d'aligner convenablement quelques centaines d'alexandrins. Un juge parfaitement éclairé et impartial est plus rare qu'un bottier habile ou un poëte capable d'écrire pour le Théâtre-Français.

Dans les causes criminelles, l'inhabileté du jury se trahit tous les jours. Mais on ne prête, hélas ! qu'une médiocre attention aux erreurs commises en cour d'assises. Que dis-je ? on regarde presque comme un délit de critiquer un jugement rendu. Dans les causes politiques, le jury n'a-t-il pas coutume de prononcer selon la couleur de son opinion, blanc ou rouge, plutôt que selon la justice ? Tel homme qui est condamné par un jury blanc ne serait-il pas absous par un jury rouge, et vice versa ?

LE SOCIALISTE.

Hélas !

L'ÉCONOMISTE.

Déjà les minorités sont bien lasses d'êtres jugées par des jurys appartenant aux majorités. Attendez la fin...

S'agit-il de l'industrie qui pourvoit à la défense intérieure et extérieure ? Croyez-vous qu'elle vaille beaucoup mieux que celle de la justice ? Notre police et surtout notre armée ne nous coûtent-elles pas bien cher pour les services réels qu'elles nous rendent ?

N'y a-t-il enfin aucun inconvénient à ce que cette industrie de la défense publique soit aux mains d'un majorité.

Examinons.

Dans un système où la majorité établit l'assiette de l'impôt et dirige l'emploi des deniers publics, l'impôt ne doit-il pas peser plus ou moins sur certaines portions de la société, selon les influences prédominantes ? Sous la monarchie, lorsque la majorité était purement fictive, lorsque la classe supérieure s'arrogeait le droit de gouverner le pays à l'exclusion du reste de la nation, l'impôt ne pesait-il plus principalement sur les consommations des classes inférieures, sur le sel, sur le vin, sur la viande, etc. ? Sans doute, la bourgeoisie payait sa part de ces impôts, mais le cercle de ses consommations étant infiniment plus large que celui des consommations de la classe inférieure, son revenu s'en trouvait, en définitive, beaucoup plus légèrement atteint. A mesure que la classe inférieure, en s'éclairant, acquerra plus d'influence dans l'État, vous verrez se produire une tendance opposée. Vous verrez l'impôt progressif, qui est tourné aujourd'hui contre la classe inférieure, être retourné contre la classe supérieure. Celle-ci résistera sans doute de toutes ses forces à cette tendance nouvelle ; elle criera, avec raison, à la spoliation, au vol ; mais si l'institution communautaire du suffrage universel est maintenue, si une surprise de la force ne remet pas, de nouveau, le gouvernement de la société aux mains des classes riches à l'exclusion des classes pauvres, la volonté de la majorité prévaudra, et l'impôt progressif sera établi. Une partie de la propriété des riches sera alors légalement confisquée pour alléger le fardeau des pauvres, comme une partie de la propriété des pauvres a été trop longtemps confisquée pour alléger le fardeau des riches.

Mais il y a pis encore.

Non seulement la majorité d'un gouvernement communautaire peut établir, comme bon lui semble, l'assiette de l'impôt, mais encore elle peut faire de cet impôt l'usage qu'elle juge convenable, sans tenir compte de la volonté de la minorité.

Dans certains pays, le gouvernement de la majorité emploie une partie des deniers publics à protéger des propriétés essentiellement illégitimes et immorales. Aux États-Unis, par exemple, le gouvernement garantit aux planteurs du sud la propriété de leurs esclaves. Cependant il y a, aux États-Unis, des abolitionnistes qui considèrent, avec raison, l'esclavage comme un vol. N'importe ! le mécanisme communautaire les oblige à contribuer de leurs deniers au maintien de cette espèce de vol. Si les esclaves tentaient un jour de s'affranchir d'un joug inique et odieux, les abolitionnistes seraient contraints d'aller défendre, les armes à la main, la propriété des planteurs. C'est la loi des majorités !

Ailleurs, il arrive que la majorité, poussée par des intrigues politiques ou par le fanatisme religieux, déclare la guerre à un peuple étranger. La minorité a beau avoir horreur de cette guerre et la maudire, elle est obligée d'y contribuer de son sang et de son argent. C'est encore la loi des majorités !

Ainsi qu'arrive-t-il ? C'est que la majorité et la minorité sont perpétuellement en lutte, et que la guerre descend parfois de l'arène parlementaire dans la rue.

Aujourd'hui c'est la minorité rouge qui s'insurge. Si cette minorité devenait majorité, et si, usant de ses droits de majorité, elle remaniait la constitution à sa guise, si elle décrétait des impôts progressifs, des emprunts forcés et des papiers-monnaie, qui vous assure que la minorité blanche ne s'insurgerait pas demain ?

Il n'y a point de sécurité durable dans ce système. Et savez-vous pourquoi ? Parce qu'il menace incessamment la propriété ; parce qu'il met à la merci d'une majorité aveugle ou éclairée, morale ou immorale, les personnes et les biens de tous.

Si le régime communautaire, au lieu d'être appliqué comme en France à une multitude d'objets, se trouvait étroitement limité comme aux États-Unis, les causes de dissentiment entre la majorité et la minorité étant moins nombreuses, les inconvénients de ce régime seraient moindres. Toutefois ils ne disparaîtraient point entièrement. Le droit reconnu au plus grand nombre de tyranniser la volonté du plus petit pourrait encore, en certaines circonstances, engendrer la guerre civile.

LE CONSERVATEUR.

Mais, encore une fois, on ne conçoit pas comment l'industrie qui pourvoit à la sécurité des personnes et des propriétés pourrait être pratiquée si elle était rendue libre. Votre logique vous conduit à des rêves dignes de Charenton.

L'ÉCONOMISTE.

Voyons ! ne nous fâchons pas. Je suppose qu'après avoir bien reconnu que le communisme partiel de l'État et de la commune est décidément mauvais, on laisse libres toutes les branches de la production, à l'exception de la justice et de la défense publique. Jusque-là point d'objection. Mais un économiste radical, un rêveur vient et dit : Pourquoi donc, après avoir affranchi les différents emplois de la propriété, n'affranchissez-vous pas aussi ceux qui assurent le maintien de la propriété ? Comme les autres, ces industries-là ne seront-elles pas exercées d'une manière plus équitable et plus utile si elles sont rendues libres ? Vous affirmez que c'est impraticable. Pourquoi. D'un côté, n'y a-t-il pas, au sein de la société, des hommes spécialement propres, les uns à juger les différends qui surviennent entre les propriétaires et à apprécier les délits commis contre la propriété, les autres à défendre la propriété des personnes et des choses contre les agressions de la violence et de la ruse ? N'y a-t-il pas des hommes que leurs aptitudes naturelles rendent spécialement propres à être juges, gendarmes et soldats. D'un autre côté, tous les propriétaires indistinctement n'ont-ils pas besoin de sécurité et de justice ? Tous ne sont-ils pas disposés, en conséquence, à s'imposer des sacrifices pour satisfaire à ce besoin urgent, surtout s'ils sont impuissants à s'y satisfaire eux-mêmes ou s'ils ne le peuvent à moins de dépenser beaucoup de temps et d'argent ?

Or s'il y a d'un côté des hommes propres à pourvoir à un besoin de la société, d'un autre côté, des hommes disposés à s'imposer des sacrifices pour obtenir la satisfaction de ce besoin, ne suffit-il pas de laisser faire les uns et les autres pour que la denrée demandée, matérielle ou immatérielle, se produise, et que le besoin soit satisfait ?

Ce phénomène économique ne se produit-il pas irrésistiblement, fatalement, comme le phénomène physique de la chute des corps ?

Ne suis-je donc pas fondé à dire que si une société renonçait à pourvoir à la sécurité publique, cette industrie particulière n'en serait pas moins exercée ? Ne suis-je pas fondé à ajouter qu'elle le serait mieux sous le régime de la liberté qu'elle ne pouvait l'être sous le régime de la communauté.

LE CONSERVATEUR.

De quelle manière ?

L'ÉCONOMISTE.

Cela ne regarde pas les économistes. L'économie politique peut dire : si tel besoin existe, il sera satisfait, et il le sera mieux sous un régime d'entière liberté que sous tout autre. A cette règle, aucune exception ! mais comment s'organisera cette industrie, quels seront ses procédés techniques, voilà ce que l'économie politique ne saurait dire.

Ainsi, je puis affirmer que si le besoin de se nourrir se manifeste au sein de la société, ce besoin sera satisfait, et qu'il le sera d'autant mieux que chacun demeurera plus libre de produire des aliments ou d'en acheter à qui bon lui semblera.

Je puis assurer encore que les choses se passeront absolument de la même manière si, au lieu de l'alimentation, il s'agit de la sécurité.

Je prétends donc que si une communauté déclarait renoncer, au bout d'un certain délai, un an par exemple, à salarier des juges, des soldats et des gendarmes, au bout de l'année cette communauté n'en posséderait pas moins des tribunaux et des gouvernements prêts à fonctionner ; et j'ajoute que si, sous ce nouveau régime, chacun conservait le droit d'exercer librement ces deux industries et d'en acheter librement les services, la sécurité serait produite le plus économiquement et le mieux possible.

LE CONSERVATEUR.

Je vous répondrai toujours que cela ne se peut concevoir.

L'ÉCONOMISTE.

A l'époque où le régime réglementaire retenait l'industrie prisonnière dans l'enceinte des communes, et où chaque corporation était exclusivement maîtresse du marché communal, on disait que la société était menacée chaque fois qu'un novateur audacieux s'efforçait de porter atteinte à ce monopole. Si quelqu'un était venu dire alors qu'à la place des malingres et chétives industries des corporations, la liberté mettrait un jour d'immenses manufactures fournissent des produits moins chers et plus parfaits, on eût traité ce rêveur de la belle manière. Les conservateurs du temps auraient juré leurs grands dieux que cela ne se pouvait concevoir.

LE SOCIALISTE.

Mais voyons ! Comment peut-on imaginer que chaque individu ait le droit de se faire gouvernement ou de choisir son gouvernement, ou même de n'en pas choisir... Comment les choses se passeraient-elles en France, si, après avoir rendu libres toutes les autres industries, les citoyens français annonçaient de commun accord, qu'ils cesseront, au bout d'une année, de soutenir le gouvernement de la communauté ?

L'ÉCONOMISTE.

Je ne puis faire que des conjectures à cet égard. Voici cependant à peu près de quelle manière les choses se passeraient. Comme le besoin de sécurité est encore très grand dans notre société, il y aurait profit à fonder des entreprises de gouvernement. On serait assuré de couvrir ses frais. Comment se fonderaient ces entreprises ? des individualités isolées n'y suffiraient pas plus qu'elles ne suffisent pour construire des chemins de fer, des docks, etc. De vastes compagnies se constitueraient donc pour produire de la sécurité ; elles se procureraient le matériel et les travailleurs dont elles auraient besoin. Aussitôt qu'elles se trouveraient prêtes à fonctionner, ces compagnies d'assurances sur la propriété appelleraient la clientèle. Chacun s'abonnerait à la compagnie qui lui inspirerait le plus de confiance et dont les conditions lui sembleraient le plus favorables.

LE CONSERVATEUR.

Nous ferions queue pour aller nous abonner. Assurément, nous ferions queue !

L'ÉCONOMISTE.

Cette industrie étant libre on verrait se constituer autant de compagnies qu'il s'en former utilement. S'il y en avait trop peu, si, par conséquent, le prix de la sécurité était surélevé, on trouverait profit à en former de nouvelles ; s'il y en avait trop, les compagnies surabondantes ne tarderaient pas à se dissoudre. Le prix de la sécurité serait, de la sorte, toujours ramené au niveau des frais de production.

LE CONSERVATEUR.

Comment ces compagnies libres s'entendraient-elles pour pourvoir à la sécurité générale ?

L'ÉCONOMISTE.

Elles s'entendaient comme s'entendent aujourd'hui les gouvernements monopoleurs et communistes, parce qu'elles auraient intérêt à s'entendre. Plus, en effet, elles se donneraient de facilités mutuelles pour saisir les voleurs et les assassins, et plus elles diminueraient leurs frais.

Par la nature même de leur industrie, les compagnies d'assurances sur la propriété ne pourraient dépasser certaines circonscriptions : elles perdraient à entretenir une police dans les endroits où elles n'auraient qu'une faible clientèle. Dans leurs circonscriptions elles ne pourraient néanmoins opprimer ni exploiter leurs clients, sous peine de voir surgir instantanément des concurrences.

LE SOCIALISTE.

Et si la compagnie existante voulait empêcher les concurrences de s'établir ?

L'ÉCONOMISTE.

En un mot, si elle portait atteinte à la propriété de ses concurrents et à la souveraineté de tous... Oh ! alors, tous ceux dont les monopoleurs menaceraient la propriété et l'indépendance se lèveraient pour les châtier.

LE SOCIALISTE.

Et si toutes les compagnies s'entendaient pour se constituer en monopoles. Si elles formaient une sainte-alliance pour s'imposer aux nations, et si fortifiées par cette coalition, elles exploitaient sans merci les malheureux consommateurs de sécurité, si elles attiraient à elles par ce lourds impôts la meilleure part des fruits du travail des peuples ?

L'ÉCONOMISTE.

Si, pour tout dire, elles recommençaient à faire ce que les vieilles aristocraties ont fait jusqu'à nos jours... Eh ! bien, alors, les peuples suivraient le conseil de l'étranger :

Peuples, formez une Sainte-Alliance
Et donnez-vous la main.

Ils s'uniraient, à leur tour, et comme ils possèdent des moyens de communication que n'avaient pas leurs ancêtres, comme ils sont cent fois plus nombreux que leurs vieux dominateurs, la sainte-alliance des aristocraties serait bientôt anéantie. Nul ne serait plus tenté alors, je vous le jure, de constituer un monopole.

LE CONSERVATEUR.

Comment ferait-on sous ce régime pour repousser une invasion étrangère ?

L'ÉCONOMISTE.

Quel serait l'intérêt des compagnies ? Ce serait de repousser les envahisseurs, car elles seraient les premières victimes de l'invasion. Elles s'entendraient donc pour les repousser et elles demanderaient à leurs assurés un supplément de prime pour les préserver de ce danger nouveau. Si les assurés préféraient courir les risques de l'invasion, ils refuseraient ce supplément de prime ; sinon, ils le payeraient, et ils mettraient ainsi les compagnies en mesure de parer au danger de l'invasion.

Mais de même que la guerre est inévitable sous un régime de monopole, la paix est inévitable sous un régime de libre gouvernement.

Sous ce régime, les gouvernements ne peuvent rien gagner par la guerre ; ils peuvent, au contraire, tout perdre. Quel intérêt auraient-ils à entreprendre une guerre ? serait-ce pour augmenter leur clientèle ? Mais, les consommateurs de sécurité étant libres de se faire gouverner à leur guise, échapperaient aux conquérants. Si ceux-ci voulaient leur imposer leur domination, après avoir détruit le gouvernement existant, les opprimés réclameraient aussitôt le secours de tous les peuples....

Les guerres de compagnie à compagnie ne se feraient d'ailleurs qu'autant que les actionnaires voudraient en avancer les frais. Or, la guerre ne pouvant plus rapporter à personne une augmentation de clientèle, puisque les consommateurs ne se laisseraient plus conquérir, les frais de guerre ne seraient évidemment plus couverts. Qui donc voudrait encore les avancer ?

Je conclus de là que la guerre serait matériellement impossible sous ce régime, car aucune guerre ne se peut faire sans une avance de fonds.

LE CONSERVATEUR.

Quelles conditions une compagnie d'assurances sur la propriété ferait-elle à ses clients ?

L'ÉCONOMISTE.

Ces conditions seraient de plusieurs sortes.

Pour être mises en état de garantie aux assurés, pleine sécurité pour les personnes et leurs propriétés, il faudrait :

Que les compagnies d'assurances établissent certaines peines contre les offenseurs des personnes et des propriétés, et que les assurés consentissent à se soumettre à ces peines ; dans le cas où ils commettraient eux-mêmes des sévices contre les personnes et les propriétés.

Qu'elles imposassent aux assurés certaines gênes ayant pour objet de faciliter la découverte des auteurs de délits.

Qu'elles perçussent régulièrement pour couvrir leurs frais une certaine prime, variable selon la situation des assurés, leurs occupations particulières, l'étendue, la nature et la valeur des propriétés à protéger.

Si les conditions stipulées convenaient aux consommateurs de sécurité, le marché se conclurait, sinon les consommateurs s'adresseraient à d'autres compagnies ou pourvoiraient eux-mêmes à leur sécurité.

Poursuivez cette hypothèse dans tous ses détails, et vous vous convaincrez, je pense, de la possibilité de transformer les gouvernements monopoleurs ou communistes en gouvernements libres.

LE CONSERVATEUR.

J'y vois bien des difficultés encore. Et la dette, qui la payerait ?

L'ÉCONOMISTE.

Pensez-vous qu'en vendant toutes les propriétés aujourd'hui communes, routes, canaux, rivières, forêts, bâtiments servant à toutes les administrations communes, matériel de tous les services communs, on ne réussirait pas aisément à rembourser le capital de la dette ? Ce capital ne dépasse pas six milliards. La valeur des propriétés communes en France s'élève, à coup sûr, bien au delà.

LE SOCIALISTE.

Ce système ne serait-il pas la destruction de toute nationalité ? Si plusieurs compagnies d'assurances sur la propriété s'établissaient dans un pays, l'Unité nationale ne serait-elle pas détruite ?

L'ÉCONOMISTE.

D'abord, il faudrait que l'unité nationale existât pour qu'on pût la détruire. Or, je ne puis voir une unité nationale dans ces informes agglomérations de peuples que la violence a formées, que la violence seule maintient le plus souvent.

Ensuite, on a tort de confondre ces deux choses, qui sont naturellement fort distinctes : la nation et le gouvernement. Un nation est une lorsque les individus qui la composent ont les mêmes mœurs, la même langue, la même civilisation ; lorsqu'ils forment une variété distincte, originale de l'espèce humaine. Que cette nation ait deux gouvernements ou qu'elle n'en ait qu'un, cela importe fort peu. A moins toutefois que chaque gouvernement n'entoure d'une barrière factice les régions soumises à sa domination, et n'entretienne d'incessantes hostilités avec ses voisins. dans cette dernière éventualité, l'instinct de la nationalité réagira contre ce morcellement barbare et cet antagonisme factice imposé à un même peuple, et les fractions désunies de ce peuple tendront incessamment à se rapprocher.

Or, les gouvernements ont jusqu'à nos jours divisé les peuples afin de les retenir plus aisément dans l'obéissance ; diviser pour régner, telle a été, de tous temps, la maxime fondamentale de leur politique. Les hommes de même race, à qui la communauté facile, ont énergiquement réagi contre la pratique de cette maxime ; de tous temps ils se sont efforcés de détruire les barrières factices qui les séparaient. Lorsqu'ils y sont enfin parvenus, ils ont voulu n'avoir qu'un seul gouvernement afin de n'être plus désunis de nouveau. Mais, remarquez bien qu'ils n'ont jamais demandé à ce gouvernement de les séparer des autres peuples... L'instinct des nationalités n'est donc pas égoïste, comme on l'a si souvent affirmé ; il est, au contraire, essentiellement sympathique. Que la diversité des gouvernements cesse d'entraîner la séparation, le morcellement des peuples, et vous verrez la même nationalité en accepter volontiers plusieurs. Un seul gouvernement n'est pas plus nécessaire pour constituer l'unité d'un peuple, qu'une seule banque, un seul établissement d'éducation, un seul culte, un seul magasin d'épiceries, etc.

LE SOCIALISTE.

Voilà, en vérité, une solution bien singulière du problème du gouvernement !

L'ÉCONOMISTE.

C'est la seule solution conforme à la nature des choses.


A suivre...

De la production de la sécurité

Publié par Gustave de Molinari (1819-1912) dans le Journal des Économistes daté du 15 février 1849, numéro 95, volume 22, pages 277-290. Ce texte a été digitalisé d'après un document gracieusement fourni par Cécile Philippe, directeur général de l'Institut économique Molinari.



Il y a deux manières de considérer la société. Selon les uns, aucune loi providentielle, immuable, n'a présidé à la formation des différentes associations humaines; organisées d'une manière purement factice par des législateurs primitifs, elles peuvent être, en conséquence, modifiées ou refaites par d'autres législateurs, à mesure que la science sociale progresse. Dans ce système le gouvernement joue un rôle considérable, car c'est au gouvernement, dépositaire du principe d'autorité, qu'incombe la tâche de modifier, de refaire journellement la société.

Selon les autres, au contraire, la société est un fait purement naturel; comme la terre qui la supporte, elle se meut en vertu de lois générales, préexistantes. Dans ce système, il n'y a point, à proprement parler, de science sociale; il n'y a qu'une science économique qui étudie l'organisme naturel de la société et qui montre comment fonctionne cet organisme.

Quelle est, dans ce dernier système, la fonction du gouvernement et son organisation naturelle, voilà ce que nous nous proposons d'examiner.

I

Pour bien définir et délimiter la fonction du gouvernement, il nous faut rechercher d'abord ce que c'est que la société et quel est son objet.

A quelle impulsion naturelle obéissent les hommes en se réunissant en société? Ils obéissent à l'impulsion ou, pour parler plus exactement, à l'instinct de la sociabilité. La race humaine est essentiellement sociable. Les hommes sont portes d'instinct à vivre en société.

Quelle est la raison d'être de cet instinct?

L'homme éprouve une multitude de besoins à la satisfaction desquels sont attachées des jouissances et dont la non satisfaction lui occasionne des souffrances. Or, seul, isolé, il ne peut pourvoir que d'une manière incomplète, insuffisante à ces besoins qui le sollicitent sans cesse. L'instinct de la sociabilité le rapproche de ses semblables, le pousse à se mettre en communication avec eux. Alors s'établit, sous l'impulsion de l'intérêt des individus ainsi rapprochés, une certaine division du travail, nécessairement suivie d'échanges; bref, on voit se fonder une organisation, moyennant laquelle l'homme peut satisfaire à ses besoins, beaucoup plus complètement qu'il ne le pourrait en demeurant isolé.

Cette organisation naturelle se nomme la société.

L'objet de la société, c'est donc la satisfaction plus complète des besoins de l'homme; le moyen, c'est la division du travail et l'échange.

Au nombre des besoins de l'homme, il en est un d'une espèce particulière et qui joue un rôle immense dans l'histoire de l'humanité, c'est le besoin de sécurité.

Quel est ce besoin?

Soit qu'ils vivent isolés ou en société, les hommes sont, avant tout, intéressés à conserver leur existence et les fruits de leur travail. Si le sentiment de la justice était universellement répandu sur la terre; si, par conséquent, chaque homme se bornait à travailler et à échanger les fruits de son travail, sans songer à attenter à la vie des autres hommes ou à s'emparer, par violence ou par ruse, des produits de leur industrie; si chacun avait, en un mot, une instinctive horreur pour tout acte nuisible à autrui, il est certain que la sécurité existerait naturellement sur la terre, et qu'aucune institution artificielle ne serait nécessaire pour la fonder. Malheureusement il n'en est point ainsi. Le sentiment de la justice semble n'être l'apanage que de certaines natures élevées, exceptionnelles. Parmi les races inférieures il n'existe qu'à l'état rudimentaire. De là, les innombrables atteintes portées depuis l'origine du monde, depuis l'époque de Caïn et Abel, à la vie et à la propriété des personnes.

De là aussi, la fondation d'établissements ayant pour objet de garantir à chacun la possession paisible de sa personne et de ses biens.

Ces établissements ont reçu le nom de gouvernements.

Partout, au sein des peuplades les moins éclairées, on rencontre un gouvernement, tant est général et urgent le besoin de sécurité auquel un gouvernement pourvoit.

Partout, les hommes se résignent aux sacrifices les plus durs plutôt que de se passer de gouvernement, partant de sécurité, et l'on ne saurait dire qu'en agissant ainsi, ils calculent mal.

Supposez, en effet, qu'un homme se trouve incessamment menacé dans sa personne et dans ses moyens d'existence, sa première et sa plus constante préoccupation ne sera-t-elle pas de se préserver des dangers qui l'environnent? Cette préoccupation, ce soin, ce travail absorberont nécessairement la plus grande partie de son temps, ainsi que les facultés les plus énergiques et les plus actives de son intelligence. Il ne pourra, en conséquence, appliquer à la satisfaction de ses autres besoins qu'un travail insuffisant, précaire et une attention fatiguée.

Alors même que cet homme serait obligé d'abandonner une partie très considérable de son temps et de son travail à celui qui s'engagerait à lui garantir la possession paisible de sa personne et de ses biens, ne gagnerait-il pas encore à conclure le marché?

Toutefois, son intérêt évident n'en serait pas moins de se procurer la sécurité au plus bas prix possible.

II

S'il est une vérité bien établie en économie politique, c'est celle-ci :

Qu'en toutes choses, pour toutes les denrées servant à pourvoir à ses besoins matériels ou immatériels, le consommateur est intéressé à ce que le travail et l'échange demeurent libres, car la liberté du travail et de l'échange a pour résultat nécessaire et permanent d'abaisser au maximum le prix des choses.

Et celle-ci:

Que l'intérêt du consommateur d'une denrée quelconque doit toujours prévaloir sur l'intérêt du producteur.

Or, en suivant ces principes, on aboutit à cette conclusion rigoureuse:

Que la production de la sécurité doit, dans l'intérêt des consommateurs de cette denrée immatérielle, demeurer soumise à la loi de la libre concurrence.

D'où il résulte:

Qu'aucun gouvernement ne devrait avoir le droit d'empêcher un autre gouvernement de s'établir concurremment avec lui, ou obliger les consommateurs de sécurité de s'adresser exclusivement à lui pour cette denrée.

Cependant, je dois dire qu'on a, jusqu'à présent reculé devant cette conséquence rigoureuse du principe de la libre concurrence.

Un des économistes qui ont étendu le plus loin l'application du principe de liberté, M. Charles Dunoyer, pense « que les fonctions des gouvernements ne sauraient jamais tomber dans le domaine de l'activité privée (cf. Note 1). »

Voilà donc une exception claire, évidente, apportée au principe de la libre concurrence.

Cette exception est d'autant plus remarquable, qu'elle est unique.

Sans doute, on rencontre des économistes qui établissent des exceptions plus nombreuses à ce principe; mais nous pouvons hardiment affirmer que ce ne sont pas des économistes purs. Les véritables économistes s'accordent généralement à dire, d'une part, que le gouvernement doit se borner à garantir la sécurité des citoyens; d'une autre part, que la liberté du travail et de l'échange doit être, pour tout le reste, entière, absolue.

Mais quelle est la raison d'être de l'exception relative à la sécurité? Pour quelle raison spéciale la production de la sécurité ne peut-elle être abandonnée à la libre concurrence? Pourquoi doit-elle être soumise à un autre principe et organisée en vertu d'un autre système?

Sur ce point, les maîtres de la science se taisent, et M. Dunoyer, qui a clairement signalé l'exception, ne recherche point sur quel motif elle s'appuie.

III

Nous sommes, en conséquence, amenés à nous demander si cette exception est fondée, et si elle peut l'être aux yeux d'un économiste.

Il répugne à la raison de croire qu'une loi naturelle bien démontrée comporte aucune exception. Une loi naturelle est partout et toujours, ou elle n'est pas. Je ne crois pas, par exemple, que la loi de la gravitation universelle, qui régit le monde physique, se trouve en aucun cas et sur aucun point de l'univers suspendue, Or, je considère les lois économiques comme des lois naturelles, et j'ai autant de foi dans le principe de la liberté du travail et de l'échange que j'en puis avoir dans la loi de la gravitation universelle. Je pense donc que si ce principe peut subir des perturbations, en revanche, il ne comporte aucune exception.

Mais, s'il en est ainsi, la production de la sécurité ne doit pas être soustraite à la loi de la libre concurrence; et, si elle l'est, la société tout entière en souffre un dommage.

Ou ceci est logique et vrai, ou les principes sur lesquels se fonde la science économique ne sont pas des principes.

IV

Il nous est donc démontré à priori, à nous qui avons foi dans les principes de la science économique, que l'exception signalée plus haut n'a aucune raison d'être, et que la production de la sécurité doit, comme toute autre, être soumise à la loi de la libre concurrence.

Cette conviction acquise, que nous reste-t-il à faire? Il nous reste à rechercher comment il se fait que la production de la sécurité ne soit point soumise à la loi de la libre concurrence, comment il se fait qu'elle soit soumise à des principes différents.

Quels sont ces principes?

Ceux du monopole et du communisme.

Il n'y a pas, dans le monde, un seul établissement de l'industrie de la sécurité, un seul gouvernement qui ne soit basé sur le monopole ou sur le communisme.

A ce propos nous ferons, en passant, une simple remarque.

L'économie politique réprouvant également le monopole et le communisme dans les diverses branches de l'activité humaine, où elle les a jusqu'à présent aperçus, ne serait-il pas étrange, exorbitant qu'elle les acceptât dans l'industrie de la sécurité?

V

Examinons maintenant comment il se fait que tous les gouvernements connus soient soumis à la loi du monopole, ou organisés en vertu du principe communiste.

Recherchons d'abord ce qu'on entend par monopole et par communisme.

C'est une vérité d'observation que plus les besoins de l'homme sont urgents, nécessaires, plus considérables sont les sacrifices qu'il consent à s'imposer pour les satisfaire. Or, il y a des choses qui se trouvent abondamment dans la nature, et dont la production n'exige qu'un très faible travail; mais qui, servant à apaiser ces besoins urgents, nécessaires, peuvent en conséquence acquérir une valeur d'échange hors de toute proportion avec leur valeur naturelle. Nous citerons comme exemple le sel. Supposez qu'un homme ou une association d'hommes réussisse à s'attribuer exclusivement la production et la vente du sel, il est évident que cet homme ou cette association pourra élever le prix de cette denrée bien au dessus de sa valeur, bien au dessus du prix qu'elle atteindrait sous le régime de la libre concurrence.

On dira alors que cet homme ou cette association possède un monopole, et que le prix du sel est un prix de monopole.

Mais il est évident que les consommateurs ne consentiront point librement à payer la surtaxe abusive du monopole; il faudra les y contraindre, et pour les y contraindre, il faudra employer la force.

Tout monopole s'appuie nécessairement sur la force.

Lorsque les monopoleurs cessent d'être plus forts que les consommateurs exploités par eux, qu'arrive-t-il?

Toujours, le monopole finit par disparaître, soit violemment, soit à la suite d'une transaction amiable. Que met-on à la place?

Si les consommateurs ameutés, insurgés, se sont emparés du matériel de l'industrie du sel, il y a toutes probabilités qu'ils confisqueront à leur profit cette industrie, et que leur première pensée sera, non pas de l'abandonner à la libre concurrence, mais bien de l'exploiter, en commun, pour leur propre compte. Ils nommeront, en conséquence, un directeur ou un comité directeur de l'exploitation des salines, auquel ils alloueront les fonds nécessaires pour subvenir aux frais de la production du sel; puis, comme l'expérience du passé les aura rendus ombrageux, méfiants; comme ils craindront que le directeur désigné par eux ne s'empare de la production pour son propre compte, et ne reconstitue à son profit, d'une manière ouverte ou cachée, l'ancien monopole, ils éliront des délégués, des représentants chargés de voter les fonds nécessaires pour les frais de production, d'en surveiller l'emploi, et d'examiner si le sel produit est également distribué entre tous les ayants droit. Ainsi sera organisée la production du sel.

Cette forme d'organisation de la production a reçu le nom de communisme.

Lorsque cette organisation ne s'applique qu'à une seule denrée, on dit que le communisme est partiel.

Lorsqu'elle s'applique à toutes les denrées, on dit que le communisme est complet.

Mais que le communisme soit partiel ou complet, l'économie politique ne l'admet pas plus que le monopole, dont il n'est qu'une transformation.

VI

Ce qui vient d'être dit du sel n'est-il pas visiblement applicable à la sécurité; n'est-ce pas l'histoire de toutes les monarchies et de toutes les républiques?

Partout, la production de la sécurité a commencé par être organisée en monopole, et partout, de nos jours, elle tend à s'organiser en communisme.

Voici pourquoi.

Parmi les denrées matérielles ou immatérielles nécessaires à l'homme, aucune, si ce n'est peut-être le blé, n'est plus indispensable, et ne peut, par conséquent, supporter une plus forte taxe de monopole.

Aucune, non plus, ne peut aussi aisément tomber en monopole.

Quelle est, en effet, la situation des hommes qui ont besoin de sécurité? C'est la faiblesse. Quelle est la situation de ceux qui s'engagent à leur procurer cette sécurité nécessaire? C'est la force. S'il en était autrement, si les consommateurs de sécurité étaient plus forts que les producteurs, ils n'emprunteraient évidemment point leur secours.

Or, si les producteurs de sécurité sont originairement plus forts que les consommateurs, ne peuvent-ils pas aisément imposer à ceux-ci le régime du monopole?

Partout, à l'origine des sociétés, on voit donc les races les plus fortes, les plus guerrières, s'attribuer le gouvernement exclusif des sociétés; partout on voit ces races s'attribuer, dans certaines circonscriptions plus ou moins étendues, selon leur nombre et leur force, le monopole de la sécurité.

Et, ce monopole étant excessivement profitable par sa nature même, partout on voit aussi les races investies du monopole de la sécurité se livrer à des luttes acharnées, afin d'augmenter l'étendue de leur marché, le nombre de leurs consommateurs forcés, partant la quotité de leurs bénéfices.

La guerre était la conséquence nécessaire, inévitable de l'établissement du monopole de la sécurité.

Comme une autre conséquence inévitable, ce monopole devait engendrer tous les autres monopoles.

En examinant la situation des monopoleurs de la sécurité, les producteurs des autres denrées ne pouvaient manquer de reconnaître que rien au monde n'était plus avantageux que le monopole. Ils devaient, en conséquence, être tentés, à leur tour, d'augmenter par le même procédé les bénéfices de leur industrie. Mais pour accaparer, au détriment des consommateurs, le monopole de la denrée qu'ils produisaient, que leur fallait-il? Il leur fallait la force. Or, cette force, nécessaire pour comprimer les résistances des consommateurs intéressés, ils ne la possédaient point. Que firent-ils? Ils l'empruntèrent, moyennant finances, à ceux qui la possédaient. Ils sollicitèrent et obtinrent, au prix de certaines redevances, le privilège exclusif d'exercer leur industrie dans certaines circonscriptions déterminées.

L'octroi de ces privilèges rapportant de bonnes sommes d'argent aux producteurs de sécurité, le monde fut bientôt couvert de monopoles. Le travail et l'échange furent partout entravés, enchaînés, et la condition des masses demeura la plus misérable possible.

Cependant, après de longs siècles de souffrances, les lumières s'étant peu à peu répandues dans le monde, les masses qu'étouffait ce réseau de privilèges commencèrent à réagir contre les privilégiés, et à demander la liberté, c'est à dire la suppression des monopoles.

Il y eut alors de nombreuses transactions. En Angleterre, par exemple, que se passa-t-il? La race qui gouvernait le pays et qui se trouvait organisée en compagnie (la féodalité), ayant à sa tête un directeur héréditaire (le roi), et un conseil d'administration également héréditaire (la Chambre des lords), fixait, à l'origine, au taux qu'il lui convenait d'établir, le prix de la sécurité dont elle avait le monopole. Entre les producteurs de sécurité et les consommateurs il n'y avait aucun débat. C'était le régime du bon plaisir. Mais, à la suite des temps, les consommateurs, ayant acquis la conscience de leur nombre et de leur force, se soulevèrent contre le régime de l'arbitraire pur, et ils obtinrent de débattre avec les producteurs le prix de la denrée. A cet effet, ils désignèrent des délégués qui se réunirent en Chambre des communes, afin de discuter la quotité de l'impôt, prix de la sécurité. Ils obtinrent ainsi d'être moins pressurés. Toutefois, les membres de la Chambre des communes étant nommés sous l'influence immédiate des producteurs de sécurité, le débat n'était pas franc, et le prix de la denrée continuait à dépasser sa valeur naturelle. Un jour, les consommateurs ainsi exploités s'insurgèrent contre les producteurs et les dépossédèrent de leur industrie. Ils entreprirent alors d'exercer eux-mêmes cette industrie et ils choisirent dans ce but un directeur d'exploitation assisté d'un conseil. C'était le communisme se substituant au monopole. Mais la combinaison ne réussit point, et, vingt ans plus tard, le monopole primitif fut rétabli. Seulement les monopoleurs eurent la sagesse de ne point restaurer le régime du bon plaisir; ils acceptèrent le libre débat de l'impôt, en ayant soin, toutefois, de corrompre incessamment les délégués de la partie adverse. Ils mirent à la disposition de ces délégués une partie des emplois de l'administration de la sécurité, et ils allèrent même jusqu'à admettre les plus influents au sein de leur conseil supérieur. Rien de plus habile assurément qu'une telle conduite. Cependant les consommateurs de sécurité finirent par s'apercevoir de ces abus, et ils demandèrent la réforme du Parlement. Longtemps refusée, la réforme fut enfin conquise, et, depuis cette époque, les consommateurs ont obtenu un notable allégement de leurs charges.

En France, le monopole de la sécurité, après avoir, de même, subi des vicissitudes fréquentes et des modifications diverses, vient d'être renversé pour la seconde fois. Comme autrefois en Angleterre, on a substitué à ce monopole exercé d'abord au profit d'une caste, ensuite au nom d'une certaine classe de la société, la production commune. L'universalité des consommateurs, considérés comme actionnaires, a désigné un directeur chargé, pendant une certaine période, de l'exploitation, et une assemblée chargée de contrôler les actes du directeur et de son administration.

Nous nous contenterons de faire une simple observation au sujet de ce nouveau régime.

De même que le monopole de la sécurité devait logiquement engendrer tous les autres monopoles, le communisme de la sécurité doit logiquement engendrer tous les autres communismes.

En effet, de deux choses l'une :

Ou la production communiste est supérieure à la production libre, ou elle ne l'est point?

Si oui, elle l'est non seulement pour la sécurité, mais pour toutes choses.

Si non, le progrès consistera inévitablement à la remplacer par la production libre.

Communisme complet ou liberté complète, voilà l'alternative!

VII

Mais se peut-il concevoir que la production de la sécurité soit organisée autrement qu'en monopole ou en communisme? Se peut-il concevoir qu'elle soit abandonnée à la libre concurrence?

A cette question les écrivains dits politiques répondent unanimement : Non.

Pourquoi? Nous allons le dire.

Parce que ces écrivains, qui s'occupent spécialement des gouvernements, ne connaissent pas la société; parce qu'ils la considèrent comme une œuvre factice, que les gouvernements ont incessamment mission de modifier ou de refaire.

Or, pour modifier ou, refaire la société, il faut nécessairement être pourvu d'une autorité supérieure à celle des différentes individualités dont elle se compose.

Cette autorité qui leur donne le droit de modifier ou de refaire à leur guise la société, de disposer comme bon leur semble des personnes et des propriétés, les gouvernements de monopole affirment la tenir de Dieu lui-même; les gouvernements communistes, de la raison humaine manifestée dans la majorité du peuple souverain.

Mais cette autorité supérieure, irrésistible, les gouvernements de monopole et les gouvernements communistes la possèdent-ils véritablement? Ont-ils, en réalité, une autorité supérieure à celle que pourraient avoir des gouvernements libres? Voilà ce qu'il importe d'examiner.

VIII

S'il était vrai que la société ne se trouvât point naturellement organisée; s'il était vrai que les lois en vertu desquelles elle se meut dussent être incessamment modifiées ou refaites, les législateurs auraient nécessairement besoin d'une autorité immuable, sacrée. Continuateurs de la Providence sur ]a terre, ils devraient être respectés presque à l'égal de Dieu. S'il en était autrement, ne leur serait-il pas impossible de remplir leur mission? On n'intervient pas, en effet, dans les affaires humaines, on n'entreprend pas de les diriger, de les régler, sans offenser journellement une multitude d'intérêts. A moins que les dépositaires du pouvoir ne soient considérés comme appartenant à une essence supérieure ou chargés d'une mission providentielle, les intérêts lésés résistent.

De là la fiction du droit divin.

Cette fiction était certainement la meilleure qu'on pût imaginer. Si vous parvenez à persuader à la foule que Dieu lui-même a élu certains hommes ou certaines races pour donner des lois à la société et la gouverner, nul ne songera évidemment à se révolter contre ces élus de la Providence, et tout ce que fera le gouvernement sera bien fait. Un gouvernement de droit divin est impérissable.

A une condition seulement, c'est que l'on croie au droit divin.

Si l'on s'avise, en effet, de penser que les conducteurs de peuples ne reçoivent pas directement leurs inspirations de la Providence, qu'ils obéissent à des impulsions purement humaines, le prestige qui les environne disparaîtra, et l'on résistera irrévérencieusement à leurs décisions souveraines, comme on résiste à tout ce qui vient des hommes, à moins que l'utilité n'en soit clairement démontrée.

Aussi est-il curieux de voir avec quel soin les théoriciens du droit divin s'efforcent d'établir la surhumanité des races en possession de gouverner les hommes.

Écoutons, par exemple, M. Joseph de Maistre:

« L'homme ne peut faire de souverains. Tout au plus il peut servir d'instrument pour déposséder un souverain et livrer ses État à un autre souverain déjà prince. Du reste, il n'a jamais existé de famille souveraine dont on puisse assigner l'origine plébéienne. Si ce phénomène paraissait, ce serait une époque du monde.

« ... Il est écrit: C'est moi qui fais les souverains. Ceci n'est point une phrase d'église, une métaphore de prédicateur; c'est la vérité littérale, simple et palpable. C'est une loi du monde politique. Dieu fait les rois, au pied de la lettre. Il prépare les races royales, il les mûrit au milieu d'un nuage qui cache leur origine. Elles paraissent ensuite couronnées de gloire et d'honneur; elles se placent (cf. Note 2). »

D'après ce système, qui incarne la volonté de la Providence dans certains hommes et qui revêt ces élus, ces oints d'une autorité quasi-divine, les sujets n'ont évidemment aucun droit; ils doivent se soumettre, sans examen, aux décrets de l'autorité souveraine, comme s'il s'agissait des décrets de la Providence même.

Le corps est l'outil de l'âme, disait Plutarque, et l'âme est l'outil de Dieu. Selon l'école du droit divin, Dieu ferait choix de certaines âmes et s'en servirait comme d'outils pour gouverner le monde.

Si les hommes avaient foi dans cette théorie, rien assurément ne pourrait ébranler un gouvernement de droit divin. Par malheur, ils ont complètement cessé d'y avoir foi. Pourquoi?

Parce qu'un beau jour ils se sont avisés d'examiner et de raisonner, et qu'en examinant et en raisonnant, ils ont découvert que leurs gouvernants ne les dirigeaient pas mieux qu'ils n'auraient pu le faire eux-mêmes, simples mortels sans communication avec la Providence.

Le libre examen a démonétisé la fiction du droit divin, à ce point que les sujets des monarques ou des aristocrates de droit divin ne leur obéissent plus qu'autant qu'ils croient avoir intérêt à leur obéir.

La fiction communiste a-t-elle eu meilleure fortune?

D'après la théorie communiste, dont Rousseau est le grand-prêtre, l'autorité ne descend plus d'en haut, elle vient d'en bas.

Le gouvernement ne la demande plus à la Providence, il la demande aux hommes réunis, à la nation une, indivisible et souveraine.

Voici ce que supposent les communistes, partisans de la souveraineté du peuple. Ils supposent que la raison humaine a le pouvoir de découvrir les meilleures lois, l'organisation la plus parfaite qui conviennent à la société; et que, dans la pratique, c'est à la suite d'un libre débat entre des opinions opposées que ces lois se découvrent; que s'il n'y a point unanimité, s'il y a partage encore après le débat, c'est la majorité qui a raison, comme renfermant un plus grand nombre d'individualités raisonnables (ces individualités sont, bien entendu, supposées égales, sinon l'échafaudage croule); en conséquence, ils affirment que les décisions de la majorité doivent faire loi, et que la minorité est tenue de s'y soumettre, alors même qu'elles blesseraient ses convictions les plus enracinées et ses intérêts les plus chers.

Telle est la théorie; mais, dans la pratique, l'autorité des décisions de la majorité a-t-elle bien ce caractère irrésistible, absolu qu'on lui suppose? Est-elle toujours, en tous cas, respectée par la minorité? Peut-elle l'être?

Prenons un exemple.

Supposons que le socialisme réussisse à se propager parmi les classes ouvrières des campagnes, comme il s'est déjà propagé parmi les classes ouvrières des villes; qu'il se trouve, en conséquence, à l'état de majorité dans le pays, et que, profitant de cette situation, il envoie à l'Assemblée législative une majorité socialiste et nomme un président socialiste; supposons que cette majorité et ce président, investis de l'autorité souveraine, décrètent, ainsi que le demandait un socialiste célèbre, la levée d'un impôt de trois milliards sur les riches, afin d'organiser le travail des pauvres, est-il probable que la minorité se soumettra paisiblement à cette spoliation inique et absurde, mais légale, mais constitutionnelle?

Non sans doute, elle n'hésitera pas à méconnaître l'autorité de la majorité et à défendre sa propriété.

Sous ce régime, comme sous le précédent, on n'obéit donc aux dépositaires de l'autorité qu'autant qu'on croit avoir intérêt à leur obéir.

Ce qui nous conduit à affirmer que le fondement moral du principe d'autorité n'est ni plus solide ni plus large, sous le régime de monopole ou de communisme, qu'il ne pourrait l'être sous un régime de liberté.

IX

Mais admettez que les partisans d'une organisation factice, monopoleurs ou communistes, aient raison; que la société ne soit point naturellement organisée, et qu'aux hommes incombe incessamment la tâche de faire et de défaire les lois qui la régissent, voyez dans quelle lamentable situation se trouvera le monde. L'autorité morale des gouvernants ne s'appuyant, en réalité, que sur l'intérêt des gouvernés, et ceux-ci ayant une naturelle tendance à résister à tout ce qui blesse leur intérêt, il faudra que la force matérielle prête incessamment secours à l'autorité méconnue.

Monopoleurs et communistes ont, du reste, parfaitement compris cette nécessité.

Si quelqu'un, dit M. de Maistre, essaye de se soustraire à l'autorité des élus de Dieu, qu'il soit livré au bras séculier, que le bourreau fasse son office.

Si quelqu'un méconnaît l'autorité des élus du peuple, disent les théoriciens de l'école de Rousseau, s'il résiste à une décision quelconque de la majorité, qu'il soit puni comme criminel envers le peuple souverain, que l'échafaud en fasse justice.

Ces deux écoles, qui prennent pour point de départ l'organisation factice, aboutissent donc nécessairement au même terme, à la TERREUR.

X

Qu'on nous permette maintenant de formuler une simple hypothèse.

Supposons une société naissante: les hommes qui la composent se mettent à travailler et à échanger les fruits de leur travail. Un naturel instinct révèle à ces hommes que leur personne, la terre qu'ils occupent et cultivent, les fruits de leur travail, sont leurs propriétés, et que nul, hors eux-mêmes, n'a le droit d'en disposer ou d'y toucher. Cet instinct n'est pas hypothétique, il existe. Mais l'homme étant une créature imparfaite il arrive que ce sentiment du droit de chacun sur sa personne ou sur ses biens ne se rencontre pas au même degré dans toutes les âmes, et que certains individus attentent par violence ou par ruse aux personnes ou aux propriétés d'autrui.

De là, la nécessité d'une industrie qui prévienne ou réprime ces agressions abusives de la force ou de la ruse.

Qu'un homme ou une association d'hommes vienne alors et dise :

Je me charge, moyennant rétribution, de prévenir ou de réprimer les attentats contre les personnes et les propriétés.

Que ceux donc qui veulent mettre à l'abri de toute agression leurs personnes et leurs propriétés s'adressent à moi.

Avant d'entrer en marché avec ce producteur de sécurité, que feront les consommateurs?

En premier lieu, ils rechercheront s'il est assez puissant pour les protéger.

En second lieu, s'il offre des garanties morales telles qu'on ne puisse redouter de sa part aucune des agressions qu'il se charge de réprimer.

En troisième lieu, si aucun autre producteur de sécurité, présentant des garanties égales, n'est disposé à leur fournir cette denrée à des conditions meilleures.

Ces conditions seront de diverses sortes.

Pour être en état de garantir aux consommateurs pleine sécurité pour leurs personnes et leurs propriétés, et, en cas de dommage, de leur distribuer une prime proportionnée à la perte subie, il faudra, en effet:

Que le producteur établisse certaines peines contre les offenseurs des personnes et les ravisseurs des propriétés, et que les consommateurs acceptent de se soumettre à ces peines, au cas où ils commettraient eux-mêmes des sévices contre les personnes et les propriétés;

Qu'il impose aux consommateurs certaines gênes, ayant pour objet de lui faciliter la découverte des auteurs de délits;

Qu'il perçoive régulièrement, pour couvrir ses frais de production ainsi que le bénéfice naturel de son industrie, une certaine prime, variable selon la situation des consommateurs, les occupations particulières auxquelles ils se livrent, l'étendue, la valeur et la nature de leurs propriétés.

Si ces conditions, nécessaires à l'exercice de celte industrie, conviennent aux consommateurs, le marché sera conclu; sinon les consommateurs ou se passeront de sécurité, ou s'adresseront à un autre producteur.

Maintenant si l'on considère la nature particulière de l'industrie de la sécurité, on s'apercevra que les producteurs seront obligés de restreindre leur clientèle à certaines circonscriptions territoriales. Ils ne feraient évidemment pas leurs frais s'ils s'avisaient d'entretenir une police dans des localités où ils ne compteraient que quelques clients. Leur clientèle se groupera naturellement autour du siége de leur industrie. Ils ne pourront néanmoins abuser de cette situation pour faire la loi aux consommateurs. En cas d'une augmentation abusive du prix de la sécurité, ceux-ci auront, en effet, la faculté de donner leur clientèle à un nouvel entrepreneur, ou à l'entrepreneur voisin.

De cette faculté laissée au consommateur d'acheter où bon lui semble la sécurité, naît une constante émulation entre tous les producteurs, chacun s'efforçant, par l'attrait du bon marché ou d'une justice plus prompte, plus complète, meilleure, d'augmenter sa clientèle ou de la maintenir (cf. Note 3).

Que le consommateur ne soit pas libre, au contraire, d'acheter de la sécurité où bon lui semble, et aussitôt vous voyez une large carrière s'ouvrir à l'arbitraire et à la mauvaise gestion. La justice devient coûteuse et lente, la police vexatoire, la liberté individuelle cesse d'être respectée, le prix de la sécurité est abusivement exagéré, inégalement prélevé, selon la force, l'influence dont dispose telle ou telle classe de consommateurs, les assureurs engagent des luttes acharnées pour s'arracher mutuellement des consommateurs; on voit, en un mot, surgir à la file tous les abus inhérents au monopole ou au communisme.

Sous le régime de la libre concurrence, la guerre entre les producteurs de sécurité cesse totalement d'avoir sa raison d'être. Pourquoi se feraient-ils la guerre? Pour conquérir des consommateurs? Mais les consommateurs ne se laisseraient pas conquérir. Ils se garderaient certainement de faire assurer leurs personnes et leurs propriétés par des hommes qui auraient attenté, sans scrupule, aux personnes et aux propriétés de leurs concurrents. Si un audacieux vainqueur voulait leur imposer la loi, ils appelleraient immédiatement à leur aide tous les consommateurs libres que menacerait comme eux cette agression, et ils en feraient justice. De même que la guerre est la conséquence naturelle du monopole, la paix est la conséquence naturelle de la liberté.

Sous un régime de liberté, l'organisation naturelle de l'industrie de la sécurité ne différerait pas de celle des autres industries. Dans les petits cantons un simple entrepreneur pourrait suffire. Cet entrepreneur lèguerait son industrie à son fils, ou la céderait à un autre entrepreneur. Dans les cantons étendus, une compagnie réunirait seule assez de ressources pour exercer convenablement cette importante et difficile industrie. Bien dirigée, cette compagnie pourrait aisément se perpétuer, et la sécurité se perpétuerait avec elle. Dans l'industrie de la sécurité, aussi bien que dans la plupart des autres branches de la production, ce dernier mode d'organisation finirait probablement par se substituer au premier.

D'une part, ce serait la monarchie, de l'autre la république; mais la monarchie sans le monopole, et la république sans le communisme.

Des deux parts ce serait l'autorité acceptée et respectée au nom de l'utilité, et non l'autorité imposée par la terreur.

Qu'une telle hypothèse puisse se réaliser, voilà sans doute ce qui sera contesté. Mais, au risque d'être qualifié d'utopiste, nous dirons que cela n'est pas contestable, et qu'un attentif examen des faits résoudra de plus en plus, en faveur de la liberté, le problème du gouvernement, de même que toutes les autres problèmes économiques. Nous sommes bien convaincu, en ce qui nous concerne, que des associations s'établiront un jour pour réclamer la liberté de gouvernement, comme il s'en est établi pour réclamer la liberté du commerce.

Et nous n'hésitons pas à ajouter qu'après que ce dernier progrès aura été réalisé, tout obstacle factice à la libre action des lois naturelles qui régissent le monde économique ayant disparu, la situation des différents membres de la société deviendra la meilleure possible.

Notes:

(1) Dans son remarquable livre De la liberté du travail, t. III, p. 363, éd. Guillaumin.

(2) Du principe générateur des constitutions politiques. – Préface.

(3) Adam Smith, dont l'admirable esprit d'observation s'étendait à toutes choses, remarque que la justice a beaucoup gagné, en Angleterre, à la concurrence que se faisaient les différentes Cours :

« Les honoraires de Cour, dit-il, paraissent avoir été originairement le principal revenu des différentes Cours de justice en Angleterre. Chaque Cour tâchait d'attirer à elle le plus d'affaires qu'elle pouvait, et ne demandait pas mieux que de prendre connaissance de celles même qui ne tombaient point sous sa juridiction. La Cour du Banc du roi, instituée pour le jugement des seules causes criminelles, connut des procès civils, le demandeur prétendant que le défendeur, en ne lui faisant pas justice, s'était rendu coupable de quelque faute ou malversation. La Cour de l'Échiquier, préposée pour la levée des deniers royaux et pour contraindre à les payer, connut aussi des autres engagements pour dettes, le plaignant alléguant que, si on ne le payait pas, il ne pourrait payer le roi. Avec ces fictions, il dépendait souvent des parties de se faire juger par le tribunal qu'elles voulaient, et chaque Cour s'efforçait d'attirer le plus de causes qu'elle pouvait au sien, par la diligence et l'impartialité qu'elle mettait dans l'expédition des procès. L'admirable constitution actuelle des Cours de justice, en Angleterre, fut peut-être originairement, en grande partie, le fruit de cette émulation qui animait ces différents juges, chacun d'eux s'efforçant à l'envi d'appliquer à toute sorte d'injustice le remède le plus prompt et le plus efficace que comportait la loi. »

(De la Richesse des nations, livre V, chapitre Ier)

A suivre...

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