Monarchie, Libéralisme & Collectivisme

La civilisation occidentale a vécu trois époques distinctes. La première, l’époque monarchique, s’étend grosso modo de l’an mil à la fin du XVIIème siècle. A cette époque, le principe d’autorité émanait du Dieu de la Bible et était investi dans la personne du roi, prince ou autre souverain héréditaire. Puis, avec la Glorieuse Révolution de 1688 en Angleterre, et la diffusion progressive à travers les élites des idées libérales, en particulier la théorie des droits naturels, s’ouvrit une époque libérale qui permit l’éclosion de la révolution industrielle.

Les penseurs de cette époque avaient correctement analysé les lois de l’organisation sociale, du moins en ce qui concerne la division du travail, les fonctions de négoce et d’import-export des biens de consommation, et l’activité productrice en général. C’est la doctrine du libre-échange, la lutte contre le mercantilisme, et une confiance illimitée en la capacité d’auto-organisation et d’auto-régulation des mécanismes économiques, tant que le souverain se garde d’intervenir.

Néanmoins, cette victoire de la pensée libérale sur le plan de l’organisation des relations consensuelles entre producteurs et consommateurs au sein du marché des biens, est doublée d’une erreur fondamentale dans la pensée politique du libéralisme. La relation politique entre les hommes est une relation de force, de contrainte, de coercition. Elle est donc par nature fondamentalement différente de la relation économique. On peut dire qu’elle se situe très exactement aux antipodes, qu’elle constitue la négation même de la relation économique mutuellement consentie.

Il serait donc erroné d’appliquer dans le domaine politique les mêmes recettes que celles qui ont si bien réussi dans le domaine économique: liberté totale, laisser-faire, confiance en la capacité des gens à s’auto-organiser. Les luttes pour la liberté d’opinion, la liberté de la presse, la liberté d’expression, la démocratie, le suffrage universel, qui constituent l’essence même de l’engagement politique des libéraux aux XVIIIème et XIXème siècles, vont donc dans le mauvais sens et sont en fait extrêmement dangereuses. En effet, elles ouvrent la porte grande ouverte à des formes de cœrcition politique infiniment plus perverses et violentes que le principe monarchique: les collectivismes.

On les a vus en germe dès le début de la Révolution Française. L’impulsion initiale de cette révolution était libérale, c’est le libéralisme qui a fait douter les élites au pouvoir autour du Roi, et Louis XVI lui-même, de la légitimité de leur autorité. Il faut savoir qu’une révolution ne peut se déclencher que si les élites doutent. Or, très rapidement, la vacance du pouvoir a laissé le champ libre aux collectivismes les plus horribles: ce fut la guerre civile de 1793 contre les Fédéralistes, le génocide vendéen de 1794, Robespierre et la Terreur, puis les conquêtes napoléoniennes si coûteuses en sang.

Dire que le Roi de France tenait son pouvoir de droit divin était un peu ridicule, quand on se souvient qu’il descendait de guerriers francs dont le seul mérite est d’avoir pillé les terres gallo-romaines, subjugué les paysans, massacré leurs chefs et inséminé leurs filles. La légitimité de la dynastie capétienne ne venait pas de là. Néanmoins, même d’un point de vue strictement libéral, Louis XVI aurait été acceptable s’il avait empêché ce massacreur de Robespierre d’arriver au pouvoir en chevauchant les idées du proto-communiste Jean-Jacques Rousseau (selon lequel les clauses du contrat social « se réduisent toutes à une seule, savoir l'aliénation totale de chaque associé avec tous ses droits à toute la communauté ») et de perpétrer un génocide contre le peuple de Vendée. Pour paraphraser un slogan d’actualité : « tout sauf Robespierre ! » Seulement voilà, les libéraux n’ont pas fait ce raisonnement et n’ont eu cesse d’affaiblir l’autorité du roi.

Finalement quand l’énergie des premiers collectivismes se fut tarie, victime des massacres qu’ils ont engendrés, il ne resta plus que le libéralisme qui avait donné le coup de pouce initial à cette révolution, la monarchie fut restaurée par Louis XVIII, et le seul gouvernement libéral que la France ait jamais connu fut formé.

Les collectivismes ne retinrent qu’une leçon de ce triste épisode: l’énergie de la violence est bien présente dans la folie des foules, mais il faut l’exploiter doucement, lentement, augmenter le débit progressivement, pour éviter qu’une orgie sanglante n’y mette un terme trop rapidement.

Les libéraux, surpris et choqués de l’échec de leurs idées généreuses sur le plan politique, petit à petit réalisèrent qu’ils étaient confrontés à une nouvelle puissance maléfique capable de déchaîner ce qu’il y a de plus vil dans le cœur des hommes, ce démon collectiviste qu’ils avaient eux-mêmes contribué à créer en sapant les justifications morales de la monarchie qui – malgré tous ses défauts – avait une bien belle qualité, celle d’occuper le terrain et donc d’empêcher l’expansion du démon.

Les plus lucides d’entre eux essayèrent de corriger le tir, de trouver où était l’erreur fatale qui avait fait d’une idéologie si utile pour analyser les relations humaines consensuelles, une doctrine si mauvaise pour les relations humaines coercitives. Mais cet exercice était intellectuellement très difficile. Ils étaient confrontés à un phénomène nouveau dans l’histoire du monde, et ils n’avaient pas le bénéfice des siècles d’incubation qui avaient précédé la naissance des idées libérales économiques. Ils ont tous échoué par manque d’audace, sauf un.

Gustave de Molinari, en 1849, a osé penser l’impensable: quelles que soient les limites qu’on veuille bien imposer au gouvernement (constitution, séparation des pouvoirs, élection du chef par le peuple), tant qu’un gouvernement – quel qu’il soit – détiendra le monopole de la production de la sécurité sur un territoire donné, il en abusera, ce qui tôt ou tard mènera à une forme intolérable de tyrannie. Le volet politique du programme libéral n’est donc pas, contrairement à ce qu’ont pensé tous les libéraux avant lui, de concocter une bonne petite constitution qui garantisse des élections démocratiques et la séparation des pouvoirs, pose une limite aux domaines de compétence de l’état, et garantisse certaines libertés civiques (d’expression, de la presse, etc.), mais purement et simplement de permettre à tout homme qui le désire de se désabonner de l’état et de se fournir en services de protection du droit de propriété et de résolution des désaccords auprès de toute autre organisation de son choix, et ce, sans déménager. En résumé, Molinari a découvert que seuls le droit d’ignorer l’état et le droit de concurrencer l’état étaient à même de garantir les droits naturels des individus contre le risque d’abus étatique. En particulier, ces droits impliquent le droit de sécession illimité de toute région, département, canton, commune, quartier, pâté de maison, et en fin de compte de toute maison. Molinari a été le premier, et de son vivant est resté le seul, à avoir corrigé l’erreur fondamentale des théories politiques libérales antérieures.

S’il fallait résumer la théorie politique libérale en peu de mots, on pourrait dire: la valeur la plus précieuse au monde est la liberté, et il faut à tout prix protéger la liberté des hommes contre la tendance intrinsèque de l’état à commettre des abus. Enoncée comme ça, en termes de valeurs et d’objectif, cette vision est celle de Voltaire et Montesquieu autant que celle de Molinari. Je pense que tout le monde aujourd’hui peut y souscrire.

Qui dit objectif dit moyens et méthodes pour y arriver. Là, il y a désaccord. D’un côté, il y a les chevaux de bataille libéraux classiques déjà évoqués (droit de vote, constitution, séparation des trois pouvoirs exécutif, législatif, et judiciaire, principe de subsidiarité, liberté d’expression). De l’autre, il y a le droit d’ignorer l’état, le droit de concurrencer l’état et le droit de sécession illimité. Il semble relativement évident que le premier groupe de méthodes est plus doux, moins radical que le second. Il semble aussi évident qu’il n’a pas suffi.

Franklin D. Roosevelt a réussi à prohiber la consommation d’alcool sur le territoire américain, une réduction de la liberté individuelle que même le plus absolu des monarques, Louis XIV, n’aurait jamais osé contempler. Quand on se souvient que les hommes politiques d’il y a un siècle s’indignaient contre l’instauration de l’impôt sur le revenu parce qu’ils craignaient que l’état les augmente progressivement jusqu’à des taux (je cite) “confiscatoires de 3%, voire même 5%”, on se dit que les contribuables sont tombés bien bas. Au nom de toute une ribambelle de collectivismes, les attaques les plus virulentes contre la liberté ont été perpétrées.

Ce qui est tragique, et c’est la tragédie du libéralisme, ainsi que la tragédie de la civilisation occidentale, c’est que le premier groupe de méthodes, qui est le seul à avoir été mis en pratique à grande échelle à l’époque moderne, engendre les effets exactement inverses des objectifs qu’il s’est donnés.

C’est parce que les penseurs qui l’ont prôné ont oublié une caractéristique réelle de la nature humaine: la possibilité que les éléments les plus nombreux et les moins intelligents d’une foule puissent être manipulés par des opportunistes sans scrupules afin de commettre des actes immondes. C’est ce qu’on appelle le délire collectiviste ou la folie des masses. Cette tendance est réelle et universelle, et il est inutile d’essayer de nier son existence. Construire une théorie politique sans prendre en compte ce fait est suicidaire. Ce fut la tragédie du libéralisme jusqu’à Molinari. Cette erreur intellectuelle a jeté l’Occident dans une spirale infernale à laquelle il pourrait très bien ne pas survivre. Elle est capable de détruire mille ans de progrès et d’efforts cumulés.

En ouvrant la porte aux collectivismes, le libéralisme politique première mouture a pratiquement tué la civilisation qu’avait construite la monarchie. Seul le libéralisme politique à la sauce Molinari pourrait sauver cette civilisation, mais encore faudrait-il pour cela que ses idées aient un impact au-delà d’un cercle très restreint de philosophes honnêtes et lucides.

Or le seul fait qu’une théorie soit correcte ne garantit pas son acceptation immédiate. Ptolémée a dit que la terre était ronde dès l’Antiquité, et pourtant tout au long du Moyen-Age les gens ont continué de penser qu’elle était plate. C’est précisément parce que les idées de Molinari n’ont pas été mises en pratique que les collectivismes en tous genres ont réussi à faire du XXème siècle le plus sanglant de l’histoire de l’humanité, et de loin. Rappelons que 200 millions de personnes ont été tuées par leur propre gouvernement au XXème siècle. Les collectivismes ont d’ailleurs bien compris que leur survie dépendait de l’étouffement des idées libérales, donc ils ont sagement réinvesti l’argent des impôts dans la production d’usines à idées anti-libérales destinées à noyer le poisson et disséminer dans la population crédule les mythes collectivistes les plus mensongers. Ce sont les universités d’état, les média contrôlés plus ou moins directement par la pensée unique étatiste, et plus généralement tous les faiseurs d’opinion accrédités. Ils ont beau jeu, comme ils sont nourris en fin de compte par le budget de l’état, de discréditer toute pensée non conforme aux dogmes collectivistes du jour, y compris la pensée libérale, et surtout la théorie politique libérale correcte de Molinari.

Maintenant que les collectivistes ont arraché la civilisation occidentale aux mains des rois qui l’avaient construite grâce aux libéraux et à leur erreur politique initiale, ils ne la lâcheront que quand ils l’auront tuée. Comme ils vivent sur elle comme des parasites, ils suivront leur hôte dans la tombe, à moins qu’ils n’aient réussi d’ici là à contaminer une autre civilisation énergique, comme la civilisation islamique ou la civilisation chinoise.

Le collectivisme est le SIDA de la civilisation.

Voilà toute l’histoire de la civilisation occidentale. Dans ces conditions, son déclin et sa disparition sous le poids des collectivismes qu’elle a engendrés elle-même est inéluctable à court terme. Elle aura eu de beaux jours dont, on l’espère, les civilisations futures conserveront un peu le souvenir.

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